Le développement de l'IA est devenu un enjeu économique, culturel et ontologique de premier plan depuis environ 2012. L'afflux massif de capitaux a commencé à cette époque, avec l'implication de nombreux acteurs privés dans la course. Cela s'est accéléré de manière exponentielle depuis 2020.

À l'heure actuelle, il est non seulement très difficile de suivre ces avancées, dont certaines se produisent de manière hebdomadaire voire quotidienne, mais aussi de se projeter pour comprendre les évolutions qu'elles produisent et vont produire. Il ne s'agit pas ici de détailler ce changement de paradigme en cours, qui, bien que le sujet soit omniprésent, se déroule dans une relative indifférence générale (un peu comme une eau montant en température sans alerter la grenouille), mais de se concentrer sur les rapports entre l'art et l'IA.

L'art et l'IA sont pour l'instant principalement observés par le public et les consommateurs sous un angle de créativité, souvent à travers des procédés génératifs obtenus par “prompt", c'est-à-dire des directives écrites ou formulées qui créent une image, une musique, un texte, une vidéo, un film, etc., ensuite retravaillés ou re-"promptés", etc.

L'art et l'intelligence artificielle

Naissance d'une emprise toxique, ou prophétie de la mariée mise à nue pour tout le monde ?

Steven Headhill

Plusieurs scénarios pour les relations entre l'art et l'IA peuvent se dessiner dans un horizon très proche, tous les spécialistes du domaine s'accordant sur le fait que l'exponentialité des modèles est vertigineuse et que ses conséquences/découvertes sont inconnues.

(Voir en lien une très intéressante plongée dans l'état et les risques et/ou bénéfices actuels par Jérémie Harris et Édouard Harris, PDG et directeur technique de Gladstone AI, une organisation dédiée à la promotion du développement et de l'adoption responsables de l'IA.
https://www.youtube.com/watch?v=c6JdeL90ans)

À noter que le fait même que cet horizon soit proche mais inconnu est en soi le plus problématique et le plus inquiétant.

Première hypothèse. La course à l'IAG (intelligence artificielle générale, qui est le Graal recherché) est gagnée et nous avons une IA qui flirte avec le sentient, voire l'atteint. Dans ce cas, si l'on met de côté le risque civilisationnel bien réel et presque certain (c'est absolument toujours la plus grande intelligence qui domine d'un point de vue darwinien), nous aurons dans la création artistique un nouveau concurrent qui produira de l'art et donc une histoire. Il sera meilleur ou différent, mais ce sera un nouveau chapitre de l'histoire de l'art.

Deuxième hypothèse. L'IA, même à son stade IAG, si tant est qu'il soit atteint, se révèle plus intéressante (ou plus intéressée ?) pour la prédiction que pour la création. Je m'explique : l'art a toujours été un pont entre le présent de sa création et l'éternité, il contient toujours son rapport à la postérité et propose finalement une forme de pari au spectateur et à l'histoire ; il est à la fois le présent et tous les futurs. C'est exactement ce que la puissance de l'IA peut révéler : dire maintenant ce qui restera, autrement dit, être un outil prédictif instantané de postérité. Une entité qui a tout vu, tout lu, tout écouté et tout analysé dans la production humaine artistique et ses développements historiques (et cela dans tous les domaines de l'art) peut raisonnablement produire un jugement valide sur ce qui va s'inscrire dans le temps. Et elle le fera.

Il faut bien comprendre que l'IA n'est pas un simple schéma mathématique de calcul, c'est un système par nature prédictif qui est donc "forcé" de tout connaître (y compris la manière de connaître) pour compléter une proposition. C'est un système, une intelligence, qui fonctionne par apprentissage et en ce sens qui modèle des systèmes de pensée, ce n'est pas de la statistique. Bien sûr, la puissance de calcul est fondamentale et les ordinateurs quantiques vont démultiplier cela. L'IA est en quelque sorte contrainte de connaître le futur.

La création contemporaine est littéralement uploadée tous les jours : images, écrits, sons, vies, etc. Elle s'offre à l'IA, nouveau Moloch. Il suffira de lui demander : miroir, dis-moi qui sont les plus grands et les plus beaux du futur, dis-moi le futur tout simplement. Et peut-être même n'aurons-nous pas besoin de lui demander. Le marché va s'emparer de cet outil et tout va être bouleversé. À certains niveaux, cela a déjà commencé et les IA sont bien sûr déjà utilisées pour compiler des données et éclairer les collectionneurs et/ou investisseurs, mais le prédictif commence à faire son apparition, allant au-delà de données brutes de type Artprice ou de l'observation de la récurrence d'une asymptote. En clair, l'histoire de l'art est sur le point de radicalement changer.

Suivant la courbe exponentielle de l'IA, il est certain que ces outils vont devenir très rapidement omniprésents et décisifs. La question n'est pas de savoir si cela est bien ou mal, mais plutôt de considérer l'art comme étant justement le lieu qui s'adapte en permanence. Là où l'IA détruit et va détruire des milliers de professions, l'art est l'espace qui va rayonner de son inutilité absolument nécessaire comme artefact humain, charge à lui d'échapper à la prédiction, ce qui confine presque à sa définition.

Il convient d'ajouter quelques doutes, paradoxalement, qui sont très sérieusement discutés en ce moment même dans les laboratoires de la Silicon Valley, entre autres.

On ne sait plus si l'IA répond aux questions fondamentales en se sachant testée ou pas ; autrement dit, on soupçonne l'IA de mentir aussi. Et on ne sait pas pourquoi. On ne peut donc exclure que, dans le cas de l'art et du questionnement quant à sa postérité certaine ou non, la réponse soit une duperie voulue. Ce qui nous ramène à notre jugement, nous, humains.

L'IAG va peut-être trouver l'art, l'idée d'art (d'ailleurs cela ranime la définition de l'art, qui est très ardue), complètement sans intérêt pour son intelligence et s'emploiera alors simplement à s'en débarrasser. Ce qui sera bien sûr un signal de notre extinction à venir. Et Moloch avalera ses parents.

Bien à vous

Certains modèles sont plus évolués, d'autres plus spécifiques, mais l'idée générale est la même : l'art et l'IA impliquent en grande partie 1) la capacité de générer une "œuvre" originale et 2) que cette "œuvre" soit à la fois attractive ("belle") et pleine de sens. On note ici que ce n'est pas très éloigné de la vision assez générale et populaire de l'art, qui est plutôt vraie sur l'ensemble des 40 000 ans de son histoire.

Il y a eu évidemment ces dernières années des tentatives régulières, assez pathétiques, de créer des œuvres avec l'IA, présentées ensuite comme "totalement originales", l'intervention humaine étant présentée comme négligeable. Elles peuvent ainsi prétendre à une égalité de marché avec des artistes vivants et faire l'objet de spéculation. Il y a eu quelques effets de buzz, mais cela reste, pour l'instant, anecdotique. Cette forme de course à l'œuvre et à l'imagination "générée", qui pourrait supplanter le créateur, inquiète vaguement les artistes ou les motive davantage.
Ainsi, le regard sur l'arrivée de l'IA dans notre époque, et plus précisément dans l'art, semble se poser, pour inverser une maxime célèbre, plutôt sur la lune que sur le doigt : plutôt sur sa production que sur sa nature.

an abstract photo of a curved building with a blue sky in the background

Art and Artificial Intelligence

The Birth of a Toxic Grip or the Prophecy of the Bride Laid Bare for Everyone?

Steven HeadHill

The development of AI has become an economic, cultural, and ontological issue of prime importance since around 2012. The massive influx of capital began at that time, with many private players joining the race. This has accelerated exponentially since 2020. Today, it is not only very difficult to keep up with these advances, some of which occur on a weekly or even daily basis, but also to project ourselves forward to understand the developments they are producing and will produce. This is not about detailing the paradigm shift currently underway, which, despite being an omnipresent topic, is unfolding with relative general indifference (much like water slowly heating without alarming the frog), but rather to focus on the relationship between art and AI.

For now, the public and consumers primarily observe art and AI through the lens of creativity, often through generative processes achieved by "prompt," that is, written or formulated instructions that create an image, music, text, video, film, etc., which are then reworked or "re-prompted," and so on. Some models are more advanced, others more specialized, but the general idea is the same: art and AI largely involve 1) the ability to generate an "original work" and 2) that this "work" be both attractive ("beautiful") and meaningful. It’s worth noting here that this is not very far from the general and popular view of art, which has held true for the majority of its 40,000-year history.

In recent years, there have been regular, rather pathetic attempts to create works with AI, which were then presented as "entirely original," with human intervention downplayed as negligible. These works can thus claim market equality with living artists and become subjects of speculation. There have been a few buzzworthy moments, but for now, this remains anecdotal. This race to generate works and imagination, which could supplant the creator, vaguely worries artists or motivates them further.

Thus, the focus on the arrival of AI in our era, and more specifically in art, seems to fixate, reversing a famous maxim, more on the moon than on the finger: more on its production than on its nature.

Several scenarios for the relationship between art and AI could emerge in the near future, with all specialists in the field agreeing that the exponential growth of models is dizzying and that its consequences/discoveries are unknown. See in this link a fascinating dive into the current state and risks/benefits by Jérémie Harris and Édouard Harris, CEO and CTO of Gladstone AI, an organization dedicated to promoting the responsible development and adoption of AI. Joe Rogan Experience #2156 - Jeremie & Edouard Harris. Notably, the very fact that this horizon is near but unknown is in itself the most problematic and worrying aspect.

Joe Rogan Experience #2156 - Jeremie & Edouard Harris :

https://www.youtube.com/watch?v=c6JdeL90ans

First Hypothesis: The race for AGI (Artificial General Intelligence, the sought-after Grail) is won, and we have an AI that flirts with sentience, if not fully achieves it. In this case, putting aside the very real and almost certain risk to civilization (it’s almost always the most intelligent entity that dominates from a Darwinian perspective), we will have in artistic creation a new competitor that will produce art and thus a history. It will be better or different, but it will be a new chapter in the history of art.

Second Hypothesis: AI, even at its AGI stage, assuming it’s reached, proves more interesting (or more interested?) in prediction rather than creation. Let me explain: art has always been a bridge between the present of its creation and eternity; it always contains a relationship to posterity and ultimately offers a form of bet to the viewer and to history; it is both the present and all futures. This is precisely what the power of AI could reveal: to say now what will endure, in other words, to be an instant predictive tool of posterity. An entity that has seen everything, read everything, heard everything, and analyzed everything in human artistic production and its historical developments (across all domains of art) could reasonably make a valid judgment about what will endure over time. And it will.

We must understand that AI is not just a simple mathematical calculation scheme; it’s a system that, by its predictive nature, is "forced" to know everything (including how to know) in order to complete a proposition. It’s a system, an intelligence, that operates by learning and, in this sense, shapes systems of thought—it’s not just statistics. Of course, computational power is fundamental, and quantum computers will amplify this. In a way, AI is compelled to know the future.

Contemporary creation is literally uploaded every day: images, writings, sounds, lives, etc. It offers itself to AI, the new Moloch. We will only need to ask it: Mirror, tell me who are the greatest and most beautiful of the future, tell me the future, simply. And perhaps we won’t even need to ask. The market will seize this tool, and everything will be overturned. At certain levels, this has already begun, and AIs are, of course, already used to compile data and inform collectors and/or investors, but predictive tools are now beginning to appear, going beyond raw data like Artprice or observing the recurrence of an asymptote. In short, the history of art is about to radically change.

Following the exponential curve of AI, it is certain that these tools will very quickly become omnipresent and decisive. The question is not whether this is good or bad, but rather to consider art as precisely the space that continuously adapts. While AI destroys and will destroy thousands of professions, art is the space that will radiate with its absolutely necessary uselessness as a human artifact, and it is up to art to escape prediction, which almost borders on its definition.

It’s worth adding a few doubts, paradoxically, that are currently being seriously discussed in Silicon Valley laboratories, among other places. We no longer know if AI answers fundamental questions knowing it is being tested or not; in other words, we suspect AI of lying as well. And we don’t know why. Therefore, we cannot rule out that, in the case of art and the question of its certain or uncertain posterity, the answer could be a deliberate deception. Which brings us back to our judgment, we, humans.

Perhaps AGI will find art, or the idea of art (this also rekindles the challenging definition of art), completely uninteresting for its intelligence and will simply aim to dispose of it. This would, of course, signal our impending extinction. And Moloch will swallow its parents.

Sincerely