Lorsque, muni d’intentions un tant soit peu honnêtes, on s’intéresse à l’art, on retire très vite du plaisir à le fréquenter, mais l’on comprend également qu’analyser les raisons de ses préférences nous apprend beaucoup sur notre propre personnalité. En cela, aimer l’art s’apparente au travail de la psychanalyse, et ce n’est pas pour rien que ces deux domaines ont été si liés par le passé (voir Freud, Lacan ou Jung).
J’ai atteint un âge, pas encore tout à fait canonique, auquel je commence à entrevoir les rouages de nombreux mécanismes. Je sais parfaitement d’où je viens sur un plan spirituel et politique. «D’où je parle», comme on disait autrefois dans les cercles politisés de gauche, qu’ils soient maoïstes, situationistes, que sais-je encore. Cela peut sembler anecdotique, mais je suis allé au catéchisme lorsque j’étais enfant, et cela m’a, j’en ai aujourd’hui conscience, durablement marqué. La bonne parole m’y a été enseignée par des prêtres ouvriers. C’est pourquoi le message catholique demeure pour moi résolument à gauche, et Jésus une sorte de syndicaliste hippie. Bien plus tard, rencontrant des catholiques ayant grandi dans un milieu de droite, j’ai été très surpris qu’ils considèrent cette association religion/gauche comme une anomalie. Puis, l’adolescence pointant le bout de son nez, j’ai joué beaucoup de musique, du rock, du funk, du jazz.
Je sais parfaitement que ma conception postérieure de l’art en dérive : faire quelque chose où l’on se réalise pleinement, se libère, pour affirmer une personnalité. Enfin, j’ai découvert l’histoire de l’art et aussi l’art contemporain, où ces deux conceptions, humanisme et dépassement de soi, se sont trouvées mêlées. L’art contemporain, on le verra, abritait déjà ces amours « contre-nature ». En un sens, j’étais parfaitement préparé à ce qui m’attendait. Je présentais, comme on dit, un terrain fertile.
Quand je suis arrivé dans le monde de l’art, vers 1997, ce dernier était géré par une pensée post 1968, puisque les gens qui étaient aux responsabilités, soit avaient vécu les événements de mai, soient avaient hérité de leurs discours révolutionnaires. L’Europe, et l’Amérique du Nord (c’était là encore le territoire circonscrit de l’art) s’étaient couvertes d’un blanc manteau de centres d’art, fondations et musées, pour paraphraser l’historien médiéviste Georges Duby. De grandes collections privées (Panza, Herbert ou encore Ludwig) marquaient un horizon. Donc le discours était à gauche mais on adulait les capitaines d’industrie « éclairés ». Aujourd’hui, les fondations de François Pinault et Bernard Arnault rachètent pareillement le péché capitaliste, elles sont les héritières de ce système qui, les années et les restrictions budgétaires passant, en est venu à suppléer aux carences d’une institution de plus en plus défaillante. Cette dernière était encore toute puissante lorsque je suis arrivé dans l’art. La Délégation aux arts plastiques (DAP), organe du ministère de la culture, imposait, quoiqu’on en dise, des diktats absurdes qui ont fait beaucoup de mal aux artistes de ce pays. Cette propagande consistait par exemple à privilégier certaines formes d’art, comme les installations, la vidéo ou la photographie, en raison d’une vision pseudo-progressiste et technologiste de l’évolution des arts. Le summum, qui sonne comme un chant du cygne, fut atteint en 2021 lorsque Daniel Buren a habillé de filtres bleus, blancs et rouges la verrière du jardin d’hiver du Palais présidentiel de l’Élysée. De bonnes âmes, des attachés de presse convaincants, se sont évidemment précipitées pour nous expliquer qu’il ne fallait aucunement crier à l’art officiel. Que voulez-vous, on voit le mal partout !
Ce ministère de la culture n’est plus que l’ombre de lui-même. Le maillage territorial voulu par Jack Lang, qui héritait des années 1970 et de la pensée de 1968, est quasi décédé. Les musées sont désargentés, ce sont les fondations privées qui ont pris le relais et donc le pouvoir, en cheville avec le monde de la mode, qui n’hésite pas à planter ses crocs dans le cou d’artistes célèbres et consentants afin de se ressourcer en pompant du sang neuf. Les grandes galeries (principalement américaines, elles ont toutes ouvert une succursale à Paris au cours des vingt dernières années, car la capitale française se trouve à mi-chemin des états du Golfe) ont gagné en volume et n’aiment aujourd’hui rien tant que gérer les estates d’artistes morts – c’est la une manne profitable et inépuisable, car on meurt toujours quelque part. Ces galeries, qu’il faut distinguer d’officines plus petites (tous ne font plus le même métier) se sont par ailleurs grandement professionnalisées en devenant de véritables multinationales. Elles ont calqué leur modèle sur leurs clients entrepreneurs et fortunés. Déjà les artistes, dans les années 1990, avaient singé leurs collectionneurs, leur renvoyant une image rassurante car lesdits acheteurs connaissaient parfaitement ce modèle entrepreneurial : ils regardaient en quelque sorte leur reflet dans le miroir.
Quand je suis arrivé dans le monde de l’art, tout était encore assez artisanal. Pour intégrer l’équipe d’une galerie privée, il suffisait d’avoir suivi un cursus d’histoire de l’art. On savait de quoi parler aux collectionneurs. On avait des connaissances qu’on partageait car on était passionné. On pouvait parler d’art sans pour autant maitriser les arcanes de la finance. Aujourd’hui, il vaut mieux avoir étudié dans une école de commerce. Est-il nécessaire de préciser que l’art, par nature, se positionnait exactement contre ce qu’est devenu le monde de l’art, à savoir une chose froide et aseptisée, banquière, feutrée, où l’on rit si peu ? Personnellement, je n’ai pas signé pour cela. J’ai choisi de travailler dans ce domaine car il constituait un rare espace de liberté et de pensée. J’ai encore des idéaux humanistes, comme de nombreux artistes je le sais. Toutefois ma compassion a des limites et il ne faut pas s’inféoder à qui que ce soit.
Pourtant, à y bien regarder, l’art contemporain est un immense jeu de dupe et ce depuis au moins les années 1970. Car de quoi s’agit-il en somme ? L’art contemporain, ce sont des gens de gauche (ou tout du moins qui ont des idéaux humanistes, la différence a son importance tant ce qu’on appelle la gauche est devenu infréquentable) qui élaborent des œuvres de gauche dans l’espoir qu’elles soient acquises par des gens de droite, lesquels se donnent ainsi un petit frisson. Bien sûr, je schématise quelque peu. Jusqu’au 11 septembre 2001 en gros, ce système a perduré et fonctionné à plein, donc en somme durant trois décennies. Une autre borne temporelle importante est plantée avec le covid et le premier confinement. Battant déjà sérieusement de l’aile, le système s’est effondré en quelques jours. Tel directeur de musée, de galerie, critique d’art prescripteur qu’on pensait détenir une vision, promulguer des idées neuves, a alors révélé une insondable vacuité. Le chaos, il a de bons côtés, a débuté son règne, et les anciens critères ont volé en éclat. Dans certains cas, c’est une bonne chose car cela permet de réévaluer certaines figures injustement écartées. Dans d’autres, on peut en douter. J’ai grandi dans les années 1980 et il m’est insupportable qu’on privilégie au travail des artistes leur origine ou la couleur de leur peau. Il n'y a donc personne pour dire haut et fort combien cela est raciste ? Il manque au monde de l’art une bonne dose de courage. Nous sommes parvenus à un tel point de lâcheté et de compromission qu’il faudra sans doute à l’avenir se comporter comme un punk. Pour parler crument, ne rien en avoir à foutre. RAF. Tout en sachant que cette attitude sera immanquablement récupérée en posture. Le pire étant le cynisme.
Néanmoins, il est des raisons d’espérer, sans quoi nous ne nous lancerions pas à corps perdu dans l’aventure d’un nouveau magazine. Nous pensons en effet qu’un espace de pensée et de liberté est nécessaire quand bien même les conditions sereines à son émergence ne sont pas réunies. Mais c’est bien évidemment dans l’adversité que se trament les meilleurs complots.
Et il y a dans l’art quelque chose d’immortel. De Lascaux à l’Apollon du Belvédère, des fresques de St Savin au St Jean-Baptiste du Vinci, de Poussin à David et de Delacroix à Katharina Grosse, une chose nous nourrit et ne veut pas mourir. Cette chose ne peut décemment pas être réduite à un montant astronomique. Appelons cela tout simplement la beauté. Le milieu dépérira, car ses acteurs qui sont aux manettes vont mourir, c’est un fait, au cours des prochaines années. Mais l’art, lui, cette chose pour laquelle nous avons tant sacrifié, ne disparaitra pas. C’est pourquoi, nous avons décidé d’y voir clair, ici et maintenant, et de dire la vérité.
Splendeurs et misères de l'art
Richard Leydier
Daniel Buren dans le Palais de l’Élysée
When, with somewhat honest intentions, one takes an interest in art, the pleasure of engaging with it quickly emerges. But at the same time, one also begins to understand that analyzing the reasons for one's preferences teaches a great deal about one's own personality. In this way, loving art is akin to the work of psychoanalysis, and it's no coincidence that these two fields have been so closely connected in the past (see Freud, Lacan, or Jung).
I have reached an age, not yet quite venerable, where I begin to glimpse the workings of many mechanisms. I know perfectly well where I come from, spiritually and politically. "From where I speak," as they used to say in left-wing political circles, whether Maoist, Situationist, or others. This might seem anecdotal, but I attended catechism as a child, and today I realize how deeply that has shaped me. The good word was taught to me by worker-priests. That’s why the Catholic message remains, for me, resolutely leftist, and Jesus, a sort of hippie unionist. Much later, when I encountered Catholics who had grown up in a right-wing environment, I was surprised to learn they saw this association between religion and leftism as an anomaly. Then, as adolescence came along, I played a lot of music: rock, funk, jazz. I know perfectly well that my later conception of art derives from this: doing something where you fully express yourself, liberate yourself, to assert your personality. Finally, I discovered art history and contemporary art, where these two conceptions, humanism and self-realization, were interwoven. Contemporary art, as we’ll see, already harbored these "unnatural" unions. In a sense, I was perfectly prepared for what was to come. As they say, I had fertile ground.
When I entered the art world around 1997, it was still shaped by post-1968 thought, as the people in charge had either experienced May '68 or inherited its revolutionary discourse. Europe and North America (which were still the main territories of the art world) had become covered in a white mantle of art centers, foundations, and museums, to paraphrase medieval historian Georges Duby. Large private collections (Panza, Herbert, or Ludwig) were on the horizon. So, the discourse was leftist, but there was adulation for "enlightened" industrial captains. Today, the foundations of François Pinault and Bernard Arnault similarly atone for capitalist sin. They are the heirs of a system that, with the passing years and budget restrictions, has come to compensate for the failures of increasingly ineffective institutions. When I entered the art world, these institutions were still very powerful. The Delegation of Plastic Arts (DAP), a branch of the Ministry of Culture, imposed absurd diktats that harmed many artists in this country. This propaganda, for example, consisted of favoring certain forms of art, such as installations, video, or photography, because of a pseudo-progressive, technologist vision of artistic evolution. The peak, which sounds like a swan song, was reached in 2021 when Daniel Buren draped the winter garden skylight of the presidential Élysée Palace with blue, white, and red filters. Of course, eager public relations professionals quickly rushed to tell us that we should not cry "official art." But what can you do, people see evil everywhere!
This Ministry of Culture is now just a shadow of its former self. The territorial network envisioned by Jack Lang, which inherited the 1970s and the thinking of 1968, is nearly dead. Museums are cash-strapped, and private foundations have taken over and gained power, in cahoots with the fashion world, which doesn’t hesitate to sink its fangs into the necks of famous, willing artists to refresh itself by siphoning off new blood. Large galleries (mostly American ones, all of which have opened branches in Paris over the last 20 years, as the French capital sits halfway between the Gulf States) have grown in scale and now prefer managing the estates of dead artists—a profitable and inexhaustible source, since people are always dying somewhere. These galleries, which should be distinguished from smaller outfits (not everyone does the same job anymore), have become highly professionalized, turning into true multinational corporations. They have modeled themselves after their wealthy entrepreneurial clients. Already in the 1990s, artists were imitating their collectors, providing a comforting image for buyers, who were very familiar with this entrepreneurial model: they were essentially looking at their own reflection in the mirror.
When I entered the art world, everything was still rather artisanal. To join a private gallery's team, it was enough to have studied art history. We knew how to talk to collectors. We shared knowledge because we were passionate. We could talk about art without having to master the intricacies of finance. Today, it's better to have studied at a business school. Is it necessary to point out that art, by its nature, stood in opposition to what the art world has become: a cold, sanitized, bank-like thing, hushed, where there is so little laughter? Personally, I didn’t sign up for that. I chose to work in this field because it was one of the few remaining spaces of freedom and thought. I still have humanist ideals, as I know many artists do. However, my compassion has its limits, and one should not become subservient to anyone.
Yet, upon closer inspection, contemporary art has been a grand deception, and this has been the case since at least the 1970s. After all, what is it? Contemporary art consists of leftist people (or at least those with humanist ideals—the distinction is important, as what is called "the left" has become largely unpalatable) creating leftist works in the hope that they will be acquired by right-wing people, who get a little thrill out of it. Of course, I'm simplifying a bit. Until about September 11, 2001, this system persisted and thrived, lasting roughly three decades. Another significant temporal marker is the COVID-19 pandemic and the first lockdown. The system, already faltering, collapsed within days. Museum directors, gallery owners, and influential art critics, who we thought had vision and were promoting new ideas, revealed an unfathomable emptiness. Chaos, with its positive aspects, began to reign, and old criteria were shattered. In some cases, this is a good thing, as it allows for the reevaluation of unjustly overlooked figures. In other cases, one can be doubtful. I grew up in the 1980s, and it is intolerable to me that an artist's origin or skin color would be prioritized over their work. Is there no one to loudly call out how racist this is? The art world lacks a good dose of courage. We’ve reached such a point of cowardice and compromise that in the future, we may need to behave like punks. To put it bluntly, not give a damn. But knowing that this attitude will inevitably be co-opted into a stance, cynicism is the worst.
Nevertheless, there are reasons for hope; otherwise, we wouldn't be throwing ourselves wholeheartedly into the adventure of a new magazine. We believe that a space for thought and freedom is necessary, even though the conditions for its emergence may not be favorable. But, of course, it is in adversity that the best conspiracies are hatched.
And there is something immortal in art. From Lascaux to the Apollo Belvedere, from the frescoes of St. Savin to Da Vinci's St. John the Baptist, from Poussin to David, and from Delacroix to Katharina Grosse, something nourishes us and refuses to die. This thing cannot reasonably be reduced to an astronomical sum. Let's simply call it beauty. The art world will wither because those pulling the strings will die, as they inevitably will in the coming years. But art itself, the thing we have sacrificed so much for, will not disappear. This is why we have decided to see things clearly, here and now, and to tell the truth.
Splendors and misery of art
Richard Leydier