Il est des artistes dont la discrétion touche au sublime. De ceux dont l’œuvre existe, fort et puissant, déterminant et engagé mais que le monde de l’art a décidé de ne pas regarder ou juste de ne pas voir.
De ne pas ou si peu les regarder, que même dans le microcosme des peintres figuratifs français, les acteurs les plus impliqués et les plus actifs ne les connaissent pas ! Ni eux personnellement, ni leurs œuvres pourtant sœurs de celles qui parlent de peinture et qui revendiquent sans cesse.
Fréderic Clavère est de ceux-là , de ceux que la scène française des commissaires, des critiques , des directeurs de centres d’art ou de musées a un peu trop oublié de suivre et de défendre !
Frédéric Clavère est donc peintre, assurément peintre mais aussi sculpteur et surtout talentueux installateur de ses propres œuvres dans des dispositifs osés et décapants.
Il a construit depuis plus de 40 ans un œuvre résolument unique par les sujets qu’il ose aborder mais aussi par la liberté dont il jouit et peut-être est-ce là le seul avantage d’avoir un travail peu montré, peu regardé, peu défendu. C’est cette liberté dont l’artiste bénéficie quand il œuvre loin des projecteurs, laquelle liberté est inversement proportionnelle à la notoriété. Mais elle reste heureusement cumulable avec le talent.
Ce qui fait du bien quand on croise ce travail dans le paysage français de la peinture figurative, souvent déprimant à force de vouloir montrer des sujets politiques , sociaux ou du «cul» tout en ne produisant finalement que des scènes convenues, c’est que Clavère nous propose de céder à ses (basses) humeurs et ses fou-rires , ses joies et ses peines sans moquerie et sans jamais ne rien vouloir imposer aux autres ni sur son genre, ni sur ses origines, ni sur le reste… tout le reste ! Clavère est de ceux qui révèlent le monde car ils y vivent simplement sans réclamer la lumière, sans imposer, sans forcer, sans revendiquer. Il peint pour éclairer tout autant que pour faire réfléchir et divertir. Il peint pour dire, comme ce fut le cas depuis toujours dans ses expositions, que «l’artiste est un homme qui joue mais qui joue à un jeu sérieux» comme le proposait Héraclite !
C’est donc ce sentiment de joie, de folie sympathique et de plaisir que j’ai ressenti depuis que je connais ce travail dans chacune de ses expositions.
Je ne suis pas certain que Clavère ait choisi la discrétion, il est discret car son but est de peindre, de jouer dans son atelier à réinventer ce monde réel qui semble lui déplaire fortement (aussi bien quant à son passé qu’a son présent) pour choisir de le changer en tartufferie géante permettant finalement de vivre librement au sein du même biotope à des super-héros juifs ultra-orthodoxes et à des signataires des accords de Wannsee dans des dispositifs aussi hilarants que terrifiants, une gageure en 2024.
Frédéric CLAVÈRE
Un héros très discret
Vidéochroniques, Marseille
14 juin - 21 septembre 2024
Lionel Scoccimaro
Des peintres comme Frédéric, il doit y en avoir d’autres, beaucoup d’autres certainement. Mais je ne connais que lui qui, avec un tel travail, une telle assiduité à peindre et une telle passion pour sa production, reste si loin des circuits de l’art contemporain établi tout en étant, aux yeux de ceux qui fouinent et regardent avec leur yeux et non leurs oreilles, un artiste majeur ! Il ose là ou la peinture n’ose plus ni dans le fond ni dans la forme et encore moins dans les sujets. Il ose tout, se permet tout, tente tout et propose au regard de ceux qui veulent bien voir ce qui lui semble être l’essence même d’œuvres à la fois discrètes et engagées.
Étonnamment donc, il n’est nulle part si l’on considère les lieux incontournables de la scène artistique française, que l’on prenne les grands musées, les centres d’art, les fracs ou même les galeries parisiennes comme celles de province à de rares exception près. Il n’est pas défendu non plus par ceux qui prônent la défense d’une « belle peinture » dans des expositions éponymes se demandant sans cesse si cette belle peinture serait devant ou derrière nous (lol), si elle a la place qu’elle mérite, si le marché la supporte, ou même si l’institution l’a déjà aimée (re-lol).
Il n’est pas montré dans les grands rassemblements corporatistes de peintres figuratifs français qui crient toujours à la maltraitance de la peinture depuis des décennies tout en étant tournés vers les mêmes horizons de cette fameuse figuration, un peu sèche, misérabiliste, sociale ou nombriliste, pas ou si peu jubilatoire et décomplexée ni capable même de créer du malaise comme de la drôlerie ou de casser les codes en se moquant d’elle-même, pas plus qu’elle n’est capable d’aller vers les sujets sensibles propres à nos périodes ambigües et troublées qui nécessiteraient pourtant que l’art nous fasse réfléchir tout en nous faisant rire et en nous dérangeant sans se censurer par peur de choquer !!!! Clavère, lui, s’autorise tout, même représenter l’irreprésentable en peignant avec la même ironie puissante et réjouissante des femmes nues, des monstres, des tueurs en série, des amis avinés, des symboles religieux ou des chatons… conscient que si l’art ne dérange plus, ne questionne plus alors il ne sert à rien ! Il ne suffit pas d’être « disruptif » pour changer les choses, comme certains tentent de nous le faire croire en politique comme en art, encore faudrait-il le faire avec talent, et hélas ce ne sont pas souvent ceux qui le croient qui font avancer ni la pensée ni les formes. Heureusement pour nous, Clavère ne croit rien de tout ça !
Frédéric, pour le peu qu’il soit vu, dérange certainement et il ne sera donc pas interviewé lors des programmes de France Culture qui posent la question de la place de la peinture par de doctes peintres rebelles et mondains dans des émissions aussi soporifiques qu’en proie à des copinages ou à des renvois d’ascenseur à peine dissimulés, pas plus qu’il ne sera présenté comme un peintre de chevalet, affublé de son badge grotesque à coté de son tableau dans les allées bondées d’un magnifique musée parisien pour assurer une «animation» antinomique avec le but même de ce projet visant à donner de la visibilité à la peinture française comme si elle en manquait lors d’un «jour des peintres» sans voir le ridicule de la situation , du titre et du dispositif eux-mêmes, et alors même que cette manifestation réunissait pourtant quelques-uns des artistes les plus intéressants de leur génération… C’est donc tant mieux pour Clavère qui échappe malgré lui au pathétique de ce moment de «fraternité et de solidarité» entre peintres comme s’il suffisait de partager un médium et un support pour avoir une pensée commune. Comme si le fait même de peindre était un motif suffisant pour rapprocher des œuvres aussi différentes formellement que qualitativement. S’il y a du grotesque chez Clavère c’est donc dans sa peinture et uniquement dans sa peinture, son attitude restant noble et intègre, lui assurant ainsi les coudées franches pour avancer et chercher, s’amuser et rester digne.
Frédéric CLAVÈRE La Sphynge au regard de Birkenau, 2024
Fort de tout cela, Frédéric Clavère ne sera pas représenté sur les foires et vous aurez peu de chances de croiser régulièrement son œuvre alors qu’il signait cet été chez Vidéochroniques à Marseille , dans un espace complexe et à l’échelle de ses pièces, une exposition magistrale, déroutante et généreuse dans ces temps actuels perturbés où les thématiques abordées dans ce medium comme dans l’art en général sont éternellement les mêmes autour du genre, de l’identité, ou des problèmes sociaux aboutissant à une indigestion et rendant totalement vain le fait même d’aborder encore ces mêmes histoires sans recul ni humour.
L’ironie de cette situation est qu’il semble que l’art devrait représenter toujours avec gravité les sujets pour les rendre visibles… Selon Clavère, il semblerait que ça soit tout l’inverse : il faudrait pouvoir parler de tout sans hiérarchie pour éclairer sur la différence, l’étrange ou le décalé afin de souligner la réalité des schémas pervers de nos civilisations si sourdes et pourtant malgré tout capables d’empathie mais aux mauvais endroits sans jamais voir ce qui se joue juste là dans le banal du quotidien des gens « normaux » aussi bien que dans celui des « fous » et que c’est cela qui nous révèle la véritable complexité du monde !
Clavère peint tout : des poulbots, des requins échoués, des hauts dignitaires nazis, des perroquets, des super-rabbins, des antilopes ou des huitres, des mariées ou des portraits de ses amis artistes… Il mélange, il compile, il mixe, il installe, il découpe, il assemble et il fait cela depuis toujours mais a franchi un cap dans la justesse, l’humour, et l’efficacité avec son dernier opus «Casu Martzu» , titre référence à un fromage Sarde que peu ont eu le privilège de gouter puisqu’il est interdit à la commercialisation et à l’exportation par les instances européennes. De là à y voir un parallèle métaphorique avec ce travail que peu connaissent, il n’y a qu’un pas que je me permets de franchir…
Cette exposition «Casu martzu» rassemblait donc des œuvres récentes, toutes ayant moins d’une dizaine d’années sur tous supports, de toutes tailles, et de toutes techniques mais toutes convoquant une vraie culture de la peinture et de l’histoire de l’art sans nous jeter à la figure son immense érudition. Une peinture enlevée, enjouée, déroutante et belle.
Une partie du travail présenté ici pourrait se nommer «vache» à ‘instar d’un Magritte qu’il adore assurément (il a d’ailleurs un humour que les Belges ne renieraient pas sils avaient la chance de croiser ses œuvres récentes), mais Clavère n’est pas surréaliste comme son illustre prédécesseur… Il n’est rien d’autre que peintre, sorte d’électron libre dans le paysage Français actuel comme Gasiorowski a pu l’être à son époque !
Enseignant en peinture à la Villa Arson de Nice depuis des années, il n’est pas non plus un peintre aux accents d’abstraction locale, ou d’histoires régionalistes. Clavère peint le monde et au-delà ! Il peint comme il respire. Il peint infiniment.
Il représente, il tourne en dérision, il poétise, il fait du bien à ses spectateurs et à lui-même c’est certain, et c’est assez rare pour être souligné.
Virtuose de la peinture, il ne fait pas non plus étalage de ses capacités, ne se perd pas en drapés démonstratifs pour prouver qu’il sait faire pas plus qu’il n’évacuerait la facilité pour jouer les savants, il va juste à l’essentiel et pratique la peinture comme il cuisine : en osant tout et en se régalant comme il nous régale ! Il est un artiste au sens très large de l’acception, Frédéric Clavère peint à l’huile, à l’acrylique, au posca ou à la scie sauteuse… mais toujours avec un plaisir évident, une joie décapante et une acuité folle sur le monde qui l’entoure !
Les techniques et les styles se confrontent dans ce travail sans cesse en recherche du fond comme de la forme ou de la technique sans aucun complexe ! Loin d’être un artiste à recette qui répète, Clavère cherche, invente, trouve ou rate parfois mais toujours avec une jubilation évidente et communicative, avec une générosité immense et surtout avec une modestie qui font qu’il n’est pas un peintre de salon, ni un peintre du bon gout ou du trash. Il est juste un artiste authentique. En cela d’ailleurs, l’humour qui résulte de ses productions est souvent l’arbre qui cache la foret car il produit aussi une peinture qui sait être grave dans ses sujets, servie par une technique érudite, parfois même savante mais sans jamais ne donner de leçons à quiconque tant le bonhomme est humble.
Peu d’expositions ces dernières années (à part peut-être celle de Dana Shultz cet hiver au Musée d’art moderne de la ville de Paris, mais pour d’autres raisons que nous n’évoquerons pas ici ) m’ont autant fait aimer la peinture que ce «Casu Martzu».
Fréderic Clavère aurait du être peintre Allemand, Surréaliste Belge ou cuisinier itinérant, mais il est juste peintre en France, en province, à Marseille et il propose un univers singulier pour qui s’intéresse vraiment à la peinture loin des ateliers et des salons ou se retrouvent ceux qui tremblent en assurant depuis trop longtemps que la peinture disparait ! Regardez donc ailleurs qu’à l’endroit de vos amis, de vos habitudes ou de votre communauté, vous qui aimez l’art, et vous verrez que la peinture se porte bien quand elle est produite par ce monsieur !
*Vue de l'exposition
Instagram : clavere_fr / claverefr
*Vue de l'exposition
Frédéric CLAVÈRE
A Very Discreet Hero
Vidéochroniques, Marseille
June 14 – September 21, 2024
Lionel Scoccimaro
Some artists possess a sublime level of discretion. Their work exists, strong and powerful, determined and engaged, yet the art world has chosen not to acknowledge or even see them. They are so overlooked that even within the microcosm of French figurative painters, the most involved and active participants remain unaware of them—neither knowing them personally nor their works, despite the fact that their art stands alongside others that constantly talk about painting and claim the spotlight.
Frédéric Clavère is one of these artists. The French art scene’s curators, critics, and directors of art centers or museums have somewhat forgotten to follow and support him.
Clavère is undoubtedly a painter, but also a sculptor and, most notably, a talented creator of installations of his own works, which he assembles into daring and incisive displays. Over more than 40 years, he has built a body of work that is resolutely unique, both in the subjects he dares to tackle and in the freedom he enjoys—perhaps the only advantage of having a career that is little seen, little looked at, and little defended. This freedom, which an artist enjoys when working away from the spotlight, is inversely proportional to fame. But fortunately, it can be combined with talent.
There are probably many more painters like Frédéric Clavère, but I know only him, who, with such commitment to his work and such passion for his craft, remains so far from the established circuits of contemporary art. For those who truly look with their eyes and not their ears, he is a major artist! He dares to go where painting no longer ventures, neither in terms of form nor content, and even less in subject matter. He dares everything, permits himself everything, attempts everything, and offers to those who want to see what he believes to be the very essence of works that are at once discreet and engaged.
Strangely enough, he is absent from the critical venues of the French art scene: from major museums, art centers, regional funds for contemporary art (FRACs), and even Parisian or provincial galleries, with rare exceptions. He is not championed by those who advocate for “beautiful painting” in eponymous exhibitions, continually questioning whether this "beautiful painting" is ahead or behind us (lol), if it is receiving the attention it deserves, or if the market supports it.
He is not featured in the big corporate gatherings of French figurative painters, who have been lamenting the mistreatment of painting for decades, while focusing on the same horizons of this famous figuration—often dry, miserabilist, social, or self-absorbed, rarely joyful or liberated, and incapable of creating discomfort or humor, or of breaking the codes while laughing at itself. And it's even less capable of addressing sensitive subjects inherent to our ambiguous and troubled times, which require art to make us think, laugh, and disturb without censorship due to fear of causing offense! Clavère, on the other hand, allows himself everything, even representing the unrepresentable with powerful and delightful irony—nude women, monsters, serial killers, drunken friends, religious symbols, or kittens—knowing full well that if art no longer disturbs or questions, then it serves no purpose!
It is not enough to be “disruptive” to change things, as some would have us believe in both politics and art. It takes talent, and sadly, it's often not those who believe they are disrupting who advance thought or form. Fortunately for us, Clavère believes none of that!
Frédéric, though rarely seen, certainly causes discomfort, and so he won’t be interviewed on France Culture programs that discuss the role of painting, where learned and rebellious painters mingle in shows as soporific as they are steeped in barely concealed back-scratching and favors. Nor will he be presented as a traditional easel painter, sporting a grotesque badge next to his painting in the crowded halls of a grand Parisian museum, where he might partake in a project meant to give visibility to French painting (as if it lacked it), all while oblivious to the ridiculousness of the title and the arrangement.
Fortunately for Clavère, he escapes, unintentionally, the pathetic display of “fraternity and solidarity” among painters, as if sharing a medium and support was enough to forge a common artistic vision. If there is any grotesque element in Clavère’s work, it lies solely in his painting, while his attitude remains noble and dignified, allowing him the freedom to explore and seek, to amuse and to remain true.
Frédéric Clavère won’t be represented at fairs, and you’ll have few chances to encounter his work regularly, even though this summer at Vidéochroniques in Marseille, he presented a magnificent, bewildering, and generous exhibition in a complex space, perfectly suited to his pieces. Titled Casu Martzu (after a Sardinian cheese forbidden for commercialization by European authorities), this exhibition brought together recent works from the last decade, across various media, sizes, and techniques, all of which demonstrate a deep knowledge of painting and art history, without parading his immense erudition.
Clavère paints everything: street kids, beached sharks, high-ranking Nazis, parrots, super rabbis, antelopes, oysters, brides, or portraits of his artist friends… He mixes, compiles, installs, cuts, and assembles. He has always done this, but he has reached a new level of precision, humor, and effectiveness with Casu Martzu.
This exhibition showcased an exuberant, playful, and beautiful body of work. Clavère’s humor, reminiscent of Magritte, adds richness to his art, though he is no surrealist. He’s just a painter, a free electron in the current French art scene, akin to Gasiorowski in his time.
Clavère paints infinitely, representing, mocking, and poetizing the world. He’s an authentic artist who offers joy and madness without seeking the spotlight or imposing his views. He paints to illuminate, to provoke thought, and to entertain. As Heraclitus suggested: "The artist is a man who plays, but he plays a serious game."