Miriam CAHN
Devoir-Pleurer
Galerie Jocelyn Wolff (Romainville)
8 septembre - 26 octobre 2024
Julie Chaizemartin
À l’étage, les corps sont immenses et inertes comme des troncs d’arbres échoués, leur carnation ne se résumant plus qu’à une étrange évaporation. L’une des toiles, à la pâleur fuyante, montre ce qui ressemble à un charnier, amas de deux corps mous dans un paysage mortifère.
On regarde ces séries de tableaux, toujours de gauche à droite. Beaucoup de visages aux bouches ensanglantées et aux yeux hagards crient en silence. Ils nous regardent, nous interpellent. Leurs poses ne sont pas naturelles. Ce sont des victimes dont on ne voit pas les bourreaux, hors-champ de la toile, à l’exception de ce pied en uniforme qui plaque une tête terrifiée au sol.
Là se joue toute la domination des forts sur les faibles, toute la barbarie exercée sur les victimes civiles. « En principe, on ne peut pas montrer la torture, mais je veux absolument la montrer, je ne veux pas faire de théorie (1) », explique Miriam Cahn. Devant une toile montrant un corps adulte recroquevillé et attaché à côté d’un nourrisson et d’une table renversée, on reconnaît les massacres exercés par les terroristes du Hamas le 7 octobre 2023 sur des civils israéliens.
Le centre de l’exposition est un petit espace en haut des escaliers, un peu à l’écart. Une « room installation ». Ici se déploie «l’in-montrable», l’irreprésentable. Les viols des jeunes femmes. Des dessins monstrueux, d’une violence inouïe. « Je trouve ça intenable ce que je montre, mais c’est ce qui se passe en ce moment, et ce qu’il s’est toujours passé », dit l’artiste.
À côté de certains dessins, des visages de combattants. Plus loin, l’artiste peint des cabanes qui brûlent. L’espace intime perdu à jamais. Parfois, dans les compositions où une tête énorme sature la toile, on pense à Philip Guston, en plus trash et tragique, ailleurs, c’est la véracité de Egon Schiele qui transparaît. Mais Miriam Cahn reste unique, unique dans son audace, sa performance pour le vrai.
Qui a déjà montré en peinture un accouchement de la sorte ? Personne. Qui a déjà montré en peinture les atrocités des guerres et des conflits sur des corps innocents sans romantisation ni détours stylistiques ? Personne. Sa peinture hurle, mais elle parle et écrit très posément, dans un texte très fort intitulé « Mon écriture rythmique » qui accompagne l’exposition et qui explique sa judéité.
Elle y parle de l’antisémitisme, vécu déjà jeune dans sa Suisse natale. Et elle y parle de son ressenti actuel dans le monde de l’art. Tout en rappelant le choc qui l’a saisie lorsqu’elle a découvert, comme tout le monde, l’affaire des images antisémites autorisées par le collectif artistique indonésien Ruangruppa à la Documenta de Cassel en 2021, alors qu’au même moment, elle inaugurait une de ses expositions qu’elle avait intitulée « Mes juifs ».
« Depuis je ne veux plus faire partie du monde de l’art. Jews don’t count. Nous sommes les boucs émissaires du monde. À partir du 7 octobre 2023, le monde de l’art a réagi avec des lettres de solidarité pour la Palestine, contre Israël, sans mentionner l’action terroriste brutale du Hamas » écrit-elle.
Elle se dit sidérée. Cette même sidération que me confiait une jeune curatrice juive il y a quelques mois, désemparée alors qu’on lui reprochait son élan de solidarité avec les victimes du massacre du 7 octobre et qu’elle se voyait refuser des contrats, un galeriste lui ayant même dit que ses artistes lui avaient demandé d’arrêter de travailler avec elle. Sidérée comme cette artiste juive me confiant elle aussi son incompréhension face à une partie du monde de l’art se retournant contre elle.
Cette souffrance-là, plus intime, c’est aussi celle que raconte Miriam Cahn dans ses peintures. Dans l’exposition, je déambule un long moment, le lendemain, tous ces visages me hantent. Surtout ceux traités comme des icônes aux traits meurtris.
Des corps, nus, en pied, grandeur nature. Six grands corps de femmes, en forme d’autoportraits anatomiques du vieillissement. On les lit de gauche à droite. Ils s’offrent sur des fonds différents, plus ou moins sombres, plus ou moins rosés, plus ou moins vert d’eau, certains disparaissant presque mais tous livrant leur nudité crue, sans fard. L’un d’eux peut faire penser à la Vénus de Willendorf, un autre plus squelettique, blanc pâle sur un fond ténébreux, ne semble plus être que l’ombre de lui-même.
Dans la même salle, orange vif, de dos, accroupi, un autre corps accouche. La tête du bébé sort, ensanglantée au premier plan, devant nous. A côté, une autre toile est traversée par un corps nu, peut-être dans un champ, en souffrance, abandonné et agonisant. La mort fait face à la vie. En quelque sorte, tout est dit en huit toiles. Enfin presque… Car dans le couloir qui suit, un autre corps, tient toute une toile, presque trop serré à l’intérieur du cadre. Ses formes généreuses montrent les deux sexes de la femme, frontalement
Comme un prélude à la suite où se déclinent toutes les atrocités qu’un corps de femme ou d’homme peut subir. Attaché, brimé, contraint, disloqué, effrayé, désarticulé, torturé… L’effroi et la souffrance habitent ces présences qui surgissent dans des verts pâles, des bleus caverneux et des oranges acides. Le traitement de la couleur est méticuleux, gratté ou répondant à un jeu de transparence et de couches successives, il peut sembler séduisant. Mais c’est l’horreur et la violence du monde qui s’y nichent. Le pire de l’humanité.
La force de ces peintures réside dans leur capacité à devenir des fantômes, nos fantômes. Ce que traduit cette réflexion de l’écrivain suisse Lukas Bärfuss à propos des œuvres de Miriam Cahn : « Je me sens un peu comme dans les caves [cavernes] de Chauvet. Il y a cette présence, cette invocation de quelque chose qui est là, qui est témoin ». On ne peut échapper aux images de Miriam Cahn. Elle a appelé cette exposition « Devoir-pleurer ». On en sort bouleversés, l’âme en larmes, avec ce sentiment lancinant nous chuchotant que les choses vraies ne sont pas assez montrées.
(1) Toutes les citations de cet article sont tirées du podcast réalisé avec Jocelyn Wolff et Lukas Bärfuss à l’occasion de l’exposition.
Voir : https://www.galeriewolff.com/videos/conversation-avec-miriam-cahn-lukas-barfuss-et-jocelyn-wolff
Miriam CAHN Devoir-pleurer
courtesy Galerie Jocelyn Wolff, Paris/Romainville. Photo Fabrice Gousset
Miriam CAHN O.T., 22.1.24, 2024.
Huile sur toile, 255 x 221 x 5 cm. Courtesy Galerie Jocelyn Wolff, Paris/Romainville.
Photo Fabrice Gousset
Miriam CAHN
Devoir-Pleurer
Galerie Jocelyn Wolff (Romainville)
8 septembre - 26 octobre 2024
Julie Chaizemartin
Bodies, nude, standing, life-sized. Six large bodies of women, in the form of anatomical self-portraits of aging. They are viewed from left to right. They appear against different backgrounds—some darker, some more pinkish, some more sea-green—some almost disappearing, but all revealing their raw, unadorned nudity. One may evoke the Venus of Willendorf, another, more skeletal, pale white against a dark background, seems to be nothing but a shadow of itself. In the same room, a bright orange body, from behind, squatting, is giving birth. The baby’s head emerges, bloodied, in the foreground, in front of us. Nearby, another canvas is crossed by a nude body, perhaps in a field, suffering, abandoned, and agonizing. Death faces life. In a way, everything is said in these eight paintings. Almost everything… For in the corridor that follows, another body fills an entire canvas, almost too tightly within the frame. Its generous forms show the two sexes of a woman, frontally. Like a prelude to what follows: all the atrocities that a man’s or woman’s body can endure. Bound, oppressed, constrained, dislocated, frightened, disarticulated, tortured… Horror and suffering inhabit these figures that emerge in pale greens, cavernous blues, and acidic oranges. The treatment of color is meticulous, scraped or layered in transparent coats, sometimes appearing seductive. But it's the horror and violence of the world that nestle there. The worst of humanity.
Upstairs, the bodies are enormous and inert, like tree trunks washed ashore, their flesh reduced to a strange evaporation. One of the paintings, with fading paleness, resembles a mass grave, a heap of two limp bodies in a deadly landscape. We look at these series of paintings, always from left to right. Many faces, with bloodied mouths and dazed eyes, scream in silence. They look at us, they call out to us. Their poses are unnatural. They are victims whose executioners remain unseen, off the canvas, except for that uniformed foot pressing a terrified head to the ground. This is where all the domination of the strong over the weak takes place, all the barbarity inflicted upon civilian victims. “In principle, one cannot show torture, but I absolutely want to show it; I don’t want to theorize,” explains Miriam Cahn. In front of a painting showing a curled-up adult body bound next to an infant and an overturned table, the massacres committed by Hamas terrorists on Israeli civilians on October 7 can be recognized.
The center of the exhibition is a small space at the top of the stairs, somewhat apart. A "room installation." Here unfolds the "un-showable," the unrepresentable: the rapes of young women. Monstrous drawings of unspeakable violence. "I find what I show unbearable, but this is what is happening now, and what has always happened," says the artist. Next to some drawings are the faces of fighters. Further along, the artist paints burning huts. The intimate space lost forever. Sometimes, in compositions where an enormous head saturates the canvas, one thinks of Philip Guston, only more trashy and tragic; elsewhere, the truthfulness of Egon Schiele emerges. But Miriam Cahn remains unique, unique in her audacity, her performance in confronting the real. Who has ever depicted childbirth in painting like this? No one. Who has ever shown the atrocities of wars and conflicts on innocent bodies without romanticization or stylistic detours? No one. Her painting screams, but she speaks and writes very calmly in a powerful text titled "My Rhythmic Writing," which accompanies the exhibition and explains her Jewish identity. She talks about anti-Semitism, experienced from a young age in her native Switzerland. She also shares her current feelings in the art world, while recalling the shock she felt, like everyone else, when she discovered the affair of the anti-Semitic images allowed by the Indonesian art collective Ruangrupa at the Documenta in Kassel in 2021, while at the same time she was inaugurating one of her exhibitions, titled "My Jews."
“Since then, I no longer want to be part of the art world. Jews don’t count. We are the world’s scapegoats. As of 7.10.2023, the art world reacted with letters of solidarity for Palestine against Israel without mentioning Hamas’ brutal terrorist action,”
she writes. She says she is stunned. The same shock a young Jewish curator shared with me a few months ago, dismayed when she was criticized for her solidarity with the victims of the October 7 massacre and found herself denied contracts, with a gallery owner even telling her that his artists had asked him to stop working with her. Stunned, like this Jewish artist who also confided her bewilderment at a part of the art world turning against her. This more intimate suffering is also what Miriam Cahn recounts in her paintings. In the exhibition, I wander for a long time; the next day, all these faces haunt me. Especially those treated like icons, with tormented features. The power of these paintings lies in their ability to become ghosts, our ghosts. This is reflected in the thoughts of Swiss writer Lukas Bärfuss on Miriam Cahn’s works: “I feel a bit like in the caves of Chauvet. There is this presence, this invocation of something that is there, witnessing.” One cannot escape the images of Miriam Cahn. She called this exhibition "The Duty to Cry." We leave it shaken, our souls in tears, with the nagging feeling whispering to us that the true things are not shown enough.
(1) All the quotes in this article are taken from the podcast produced with Jocelyn Wolff and Lukas Bärfuss for the exhibition.
Voir : https://www.galeriewolff.com/videos/conversation-avec-miriam-cahn-lukas-barfuss-et-jocelyn-wolff