Je me souviens de ma découverte des œuvres inversées de Baselitz, et comment quelque temps plus tard j'avais, dans mon souvenir, compris en lisant un entretien ou un texte de l'artiste le vertige qui m'avait saisi dans l'exposition.
D'intelligence mais aussi physique : ses tableaux retournaient le monde, nous, moi, le spectateur ; ils n'étaient pas à l'envers.
Anthony Gormley a également joué avec virtuosité de ce déplacement du spectateur dans l'espace, par la sculpture (2). On pourrait multiplier les exemples.
Et j'ai un jour repensé à Fontaine de Marcel Duchamp.
J'y ai repensé en sculpteur, dans l'espace : dans son rapport au socle, forme sculpturale oblige.
L’urinoir est renversé, par sa hauteur, à 90 degrés : le mur où il devrait être fixé pour son usage normal est devenu le socle sur lequel il est posé et exposé.
Ce n'est pas lui qui est renversé (rien ne s'en écoule du reste, sic), c'est nous, comme chez Baselitz. Visualisez :
Cincinnati, 5 juillet 54
Cher Totor,
Le bulletin de libération :
J'ai quitté l'hôpital hier et me repose à la campagne près de Cincinnati pour permettre à la croûte de mon rabotage (ajouté : de) se former et de disparaître. Cela va durer jusqu'au 12 juillet et nous rentrons à N.Y. le 12 au soir. Transmets, je te prie, ces détails par téléphone à la famille.
Je t'avoue que c'est un plaisir nouveau et immense [s à immense, barré] de pisser comme tout le monde (un plaisir que je ne connaissais pas depuis 25 ans).
6 août 54
Cher Totor,
Nous sommes à East Hampton (Long Island) pour quelques jours seulement chez des amis de Teeny; j'en profite pour mettre au point ma convalescence qui consiste à voir diminuer chaque jour les gouttes de sang qui accompagnent mon pipi.
J'en ai, je crois, jusqu'à fin août pour avoir refait une nouvelle muqueuse à ce qui fut ma prostate. De toute façon, ma vie est normale presque depuis le lendemain de l'opération et même les exercices de sexe sont tout à fait normaux.
Cela fait du spectateur un observateur surplombant. Non seulement il surplombe du regard cet urinoir (nous sommes objectivement en train de regarder par-dessus la porte des toilettes, nous regardons depuis le plafond en quelque sorte), mais cela fait aussi et ainsi de nous un « voyeur », obsession par ailleurs ô combien présente dans l'œuvre de Duchamp. Le malaise que crée l'œuvre prend alors un autre sens (littéralement).
Mais que voit-il ce voyeur, et surtout qui est-il ? Autrement dit, qui incarnons-nous lorsque nous regardons cette œuvre, et que regardons-nous ? Quel est le sens caché de cette œuvre ?
Rembobinons...
En 1916, Duchamp rencontre Henri-Pierre Roché (3). Une très grande amitié et intimité va naître entre eux, et ce dernier joue d'ailleurs un rôle important dans la réception historique de l'œuvre Fontaine, dès sa création en 1917. Ils entament une correspondance en 1918 qui durera jusqu'à la mort de Roché en 1959. En 1954, dans cette correspondance, Duchamp fait mention de ses problèmes urinaires qui l'accablèrent une bonne partie de sa vie. Voici les extraits :
Le choix d'un urinoir, un objet lié à une fonction corporelle triviale, peut être interprété comme une réflexion ironique sur le corps et la physiologie humaine certes, mais ces thèmes se sont probablement intensifiés dans l'esprit de Duchamp en raison de ses propres afflictions et reflètent ses préoccupations concernant son propre corps et ses fonctions biologiques, et surtout son rapport à la miction : objectivement préoccupation centrale dès 1917 et qui sera une gêne physiologique toute sa vie. Il est étrange d'avoir mis de côté dans les différentes interprétations de l'œuvre ce à quoi elle renvoie objectivement en premier lieu : uriner.
Obsession ou trauma ou les deux ?
L'œuvre en est à la fois l'expression et l'explication.
Titre ou signature R.Mutt est inscrit sur l’œuvre (4). Pièce cruciale de ce puzzle spatial et intellectuel, R.Mutt est autrement dit Mutt.R (Mère en allemand) : mot renversé, comme l'est l'urinoir lui-même. Il est intéressant de noter que c'est une inversion d'un mot qui, placé de manière à être lu correctement par le spectateur, affirme l'inversion de l'objet. Sa vraie nature se cachant également en se prétendant signature (c'est Duchamp l'auteur, pas R.Mutt) alors qu'elle est titre (littéralement au sens de la qualité) ; là encore une inversion. Des multiples interprétations suggérées de ces cinq lettres (certaines, notamment celle du jeu d'échecs, étant tellement tirées par les cheveux qu'elles deviennent un acte de foi), celle-ci me semble la meilleure en ce qu'elle redouble le geste spatial en un geste intellectuel du même ordre.
Et nous indique qui est le voyeur, qui nous sommes nous, regardeurs, qui est cette figure surplombante : la Mère.
Nous incarnons symboliquement la figure de la mère surplombante, observant son fils, qui est l'auteur donc, dans un moment d’intimité, transformant ce dernier en un objet phallique.
Marcel, enfant, urine sous les yeux de sa mère. Scène banale et universelle qui, pour lui, devient apparemment fondatrice, sinon traumatique. Une forme de scène primitive. Nous sommes la Mère, la Figure surplombante, en train d'observer le fils uriner, "voyeuse", imprimant dans l'esprit de l'enfant, dans son inconscient, cette scène à refouler, jusqu'à ce qu'elle se réimpose dans la création d'une œuvre : Fontaine. Origine.
Bien sûr, l'urinoir ainsi placé reste en lui-même un organe génital, vagin certes, mais aussi gland du phallus par sa forme.
La Mère, le Fils : la connotation religieuse est assez évidente (à rapprocher de l'interprétation par Freud de Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci 1910). L'œuvre est d'ailleurs exposée sous le titre Madonna of the Bathroom (la Mutter donc...) à la galerie de Stieglitz en 1917, année de sa création. Cette dualité miroir entre la maternité et la création renforce l’idée d’une "immaculée conception", où le ready-made devient une forme de création mystique, indépendante des moyens traditionnels de l’art, une forme d'élévation de l'esprit (Bouddha ?). Une représentation du triomphe de l'esprit sur la matière, vile ici. Cette mère (femme fontaine ?) que nous incarnons en spectateur voyeur est bien une figure créatrice, génitrice, qui éclaire le sens de Fontaine comme source (c'est le regardeur qui faitl'œuvre). D'une certaine manière, par une forme de geste alchimiste, le ready-made, Duchamp transforme l'urine en source créatrice ; ironie mordante si l'on y songe. Nous faisons donc accoucher l'œuvre dans notre esprit, et ce que l'on voit serait notre refoulé, en une projection de son/notre inconscient.
En quoi cette œuvre est donc finalement parfaitement… surréaliste.
Je voudrais terminer en rappelant que le culte de Duchamp en France a plutôt empêché les interprétations de son œuvre en n'y voyant justement qu'un triomphe de l'idée sur la matière (en l'occurrence la sculpture), chose parfaitement catholique du reste. Ce qui de la part de l'avant-garde est assez ironique. Duchamp, que l'on aime ou pas, est comme tous les artistes un créateur de formes, et ce sont les formes qui contiennent le sens. Les idées, pour le paraphraser, appartiennent à tout le monde, et justement tout le monde ne peut pas être artiste. La postérité américaine de Duchamp est formelle, de Rauschenberg et Johns jusqu'à Warhol, Nauman ou Matthew Barney et je n'en cite que quelques-uns. En France, la postérité de Duchamp, c'est une forme de maniérisme du ready-made qui nous a inondé pendant 40 ans sans absolument rien créer de nouveau en termes de formes, et d'ailleurs en donnant raison à Duchamp sur sa prophétie quant à l'utilisation abusive du ready-made (5).
(1) https://fr.wikipedia.org/wiki/Fontaine_(Duchamp)
(2) https://www.economist.com/prospero/2019/09/21/sir-antony-gormleys-art-explores-an-interior-realm
(3)https://fr.wikipedia.org/wiki/Henri-Pierre_Roch%C3%A9
(4) D'après le Mercure de France (1918), l'envoi de R. Mutt aurait dû s'intituler : Le Bouddha de la salle de bain
(5) « Très tôt je me rendis compte du danger qu'il y avait à resservir sans discrimination cette forme d'expression et je décidai de limiter la production des ready-mades à un petit nombre chaque année. »
Marcel DUCHAMP
The R.Mutt Case (Cher Bernard Marcadé l'affaire n'est pas pliée) (1)
Stéphane Pencréac'h
I remember my discovery of Baselitz's inverted works, and how, sometime later, I had, in my memory, understood through reading an interview or a text by the artist the vertigo that had seized me during the exhibition. An intellectual but also physical vertigo: his paintings flipped the world, us, me, the viewer; it wasn’t upside down.
Anthony Gormley (2) also played with virtuosity with this displacement of the viewer in space, through sculpture. One could multiply the examples. And one day I thought again of Fountain by Marcel Duchamp. I thought about it as a sculptor, in space: in its relation to the pedestal, sculptural form oblige.
The urinal is overturned, by its height, 90 degrees: the wall where it should be fixed for normal use has become the pedestal on which it is placed and exhibited.
It is not the urinal that is overturned (nothing is flowing from it, by the way, sic), it is us, as with Baselitz. Visualize it.
Marcel DUCHAMP
The R.Mutt Case
(Dear Bernard Marcadé) (1)
Stéphane Pencreac'h
Cincinnati, 5 juillet 54
Cher Totor,
Le bulletin de libération :
J'ai quitté l'hôpital hier et me repose à la campagne près de Cincinnati pour permettre à la croûte de mon rabotage (ajouté : de) se former et de disparaître. Cela va durer jusqu'au 12 juillet et nous rentrons à N.Y. le 12 au soir. Transmets, je te prie, ces détails par téléphone à la famille.
Je t'avoue que c'est un plaisir nouveau et immense [s à immense, barré] de pisser comme tout le monde (un plaisir que je ne connaissais pas depuis 25 ans).
6 août 54
Cher Totor,
Nous sommes à East Hampton (Long Island) pour quelques jours seulement chez des amis de Teeny; j'en profite pour mettre au point ma convalescence qui consiste à voir diminuer chaque jour les gouttes de sang qui accompagnent mon pipi.
J'en ai, je crois, jusqu'à fin août pour avoir refait une nouvelle muqueuse à ce qui fut ma prostate. De toute façon, ma vie est normale presque depuis le lendemain de l'opération et même les exercices de sexe sont tout à fait normaux.
The choice of a urinal, an object linked to a trivial bodily function, can certainly be interpreted as an ironic reflection on the body and human physiology, but these themes were likely intensified in Duchamp's mind due to his own afflictions, reflecting his concerns about his own body and biological functions, particularly his relationship with urination: objectively a central concern from 1917 and a lifelong physical discomfort. It is strange that most interpretations of the work have overlooked what it objectively refers to first: urinating.
Obsession or trauma, or both?
The work is both its expression and its explanation.
The title or signature R. Mutt (4) is inscribed on the work. A crucial piece of this spatial and intellectual puzzle, R. Mutt is, in other words, Mutt.R (Mother in German): a word reversed, just like the urinal itself. It is interesting to note that it is an inversion of a word which, placed to be read correctly by the viewer, affirms the inversion of the object. Its true nature is also hidden by pretending to be a signature (it is Duchamp who is the author, not R. Mutt) when it is actually a title (literally, in the sense of qualification); again, an inversion. Of the many interpretations suggested for these five letters (some, particularly the chess-related one, being so far-fetched they become an act of faith), this one seems the best to me as it mirrors the spatial gesture with an intellectual one of the same order.
And it shows us who the voyeur is, who we are as viewers, who this overarching figure is: the Mother.
We symbolically embody the figure of the overlooking mother, observing her son, who is the artist, in a moment of intimacy, transforming him into a phallic object.
Marcel, as a child, urinates under the gaze of his mother. A banal and universal scene that, for him, apparently becomes foundational, if not traumatic. A kind of primal scene. We are the Mother, the Overarching Figure, observing the son urinate, a "voyeur," imprinting this scene in the child's mind, in his unconscious, until it resurfaces in the creation of an artwork: Fountain. Origin.
Of course, the urinal placed in this way is still a genital organ, certainly a vagina, but also the glans of a phallus by its shape.
The Mother, the Son: the religious connotation is quite obvious (to be compared to Freud's interpretation of Leonardo da Vinci, A Memory of His Childhood 1910). The work was even exhibited under the title Madonna of the Bathroom (the Mutter then...) at the Stieglitz gallery in 1917, the year of its creation. This mirror-like duality between maternity and creation reinforces the idea of an "immaculate conception," where the ready-made becomes a form of mystical creation, independent of traditional art forms, a kind of elevation of the spirit (Buddha?). A representation of the triumph of spirit over matter, which is base here. This mother (fountain woman?) that we embody as voyeuristic spectators is indeed a creative, generative figure, shedding light on the meaning of Fountain as a source (it is the viewer who makes the artwork). In a way, through an alchemist-like gesture, the ready-made, Duchamp transforms urine into a creative source; biting irony if you think about it. We are thus making the artwork be born in our minds, and what we see would be our repressed unconscious, projected out.
This is why this work is, ultimately, perfectly surrealist.
I would like to conclude by recalling that the cult of Duchamp in France has rather stifled interpretations of his work by seeing it only as a triumph of the idea over matter (in this case, sculpture), which is, incidentally, perfectly Catholic. This is quite ironic for an avant-garde figure. Duchamp, whether we like him or not, is like all artists a creator of forms, and it is the forms that contain meaning. Ideas, to paraphrase him, belong to everyone, and yet not everyone can be an artist. The American legacy of Duchamp is formal, from Rauschenberg and Johns to Warhol, Nauman, or Matthew Barney, and I name just a few. In France, Duchamp's legacy is a kind of mannerism of the ready-made that has flooded us for 40 years without creating anything new in terms of forms, and in doing so, proving Duchamp right in his prophecy about the overuse of the ready-made.(5)
(1)https://fr.wikipedia.org/wiki/Fontaine_(Duchamp)
(2)https://www.economist.com/prospero/2019/09/21/sir-antony-gormleys-art-explores-an-interior-realm
(3)https://fr.wikipedia.org/wiki/Henri-Pierre_Roch%C3%A9
(4) According to the Mercure de France (1918), R. Mutt's submission should have been titled: The Buddha of the bathroom
(5)“Very early on I realized the danger of using this form of expression without discrimination and I decided to limit the production of ready-mades to a small number each year. »
This makes the viewer an overlooking observer. Not only do we tower over this urinal (we are objectively peeking over the toilet door, looking from the ceiling, so to speak), but it also makes us, in this way, a "voyeur", an obsession otherwise very present in Duchamp's work.
The discomfort created by the artwork then takes on a different meaning (literally). But what does this voyeur see, and more importantly, who is he? In other words, who do we embody when we look at this artwork and what are we looking at? What is the hidden meaning of this piece?
Let’s rewind...
In 1916, Duchamp met Henri-Pierre Roché (3). A very close friendship and intimacy developed between them, and the latter played an important role in the historical reception of Fountain when it was created in 1917. They started a correspondence in 1918 that lasted until Roché's death in 1959. In 1954, in this correspondence, Duchamp mentioned his urinary problems, which plagued him for much of his life. Here are the excerpts: