Du 29 juin au 27 juillet 2024, la galerie Romero Paprocki (Paris) a présenté l’exposition Simon Pasieka, Tas mental. L’occasion de découvrir les œuvres d’un des peintres les plus énigmatiques qui soient.

Il sourd des œuvres de Simon Pasieka une indéniable mélancolie. Une mélancolie distanciée. On y perçoit les échos de peuplades lointaines, ayant laissé ça ou là dans la roche les traces étranges de leur passage ou, plus proche de nous, d’une modernité théosophique qui est le fait de la culture allemande de Pasieka. Dans les deux cas, ces résurgences plus ou moins anciennes produisent une étrangeté similaire, une indécision qui rappelle les bizarres événements survenant dans les Impressions d’Afrique de Raymond Roussel.

Récemment, je suis retourné voir ses tableaux à l’atelier. Le soleil y déposait amoureusement ses rayons, qui dardaient à travers la verrière zénithale. Ça tombe bien, ses œuvres regorgent d’éclaboussures solaires, de phénomènes lumineux en tous genres. Par exemple, Pasieka est vraiment le peintre des iridescences et des moirures, qu’elles émanent de cristaux, ou que la pluie d’été révèle la présence d’un corps gras, d’hydrocarbures, vestiges d’une machinerie oubliée, autrefois destinée à faire le bonheur des humains.

Je ne sais pas pourquoi je pense à la Nef des fous de Sebastian Brant devant les tableaux de Pasieka. Ou plutôt je commence à saisir. Il y a dans l’art et la littérature de la Renaissance rhénane quelque chose de puissamment psychédélique qui n’est pas très éloigné des compositions en apparence rigoristes de Pasieka. Il n’y a qu’à regarder le retable d’Issenheim de Grünewald (notamment le volet de la Résurrection) pour s’en convaincre. Les fous de Brant ont embarqué sur un navire qui court au naufrage. Mais ne serait-ce que pour sauver leur âme, car il est trop tard, ils doivent faire un choix ultime. Voie du mensonge ou de la vérité. Le mensonge, par définition, consacre l’ère de l’erreur persistante. Mais quelle garantie avons-nous sur la « vérité de la vérité » ?

Ce jour-là, dans l’atelier, nous avons parlé de théosophie, de modernité européenne. Les figures nues de Pasieka évoluant dans le paysage rappellent l’Adam et Ève chassés du paradis de Masaccio, mais aussi les membres de la colonie de Monte Verita dansant dans les collines au-dessus de Locarno.

Nous avons également évoqué l’érémitisme des grottes et des premiers temps de la chrétienté. Saint Siméon Stylite qui, parait-il, vécut trente-sept ans en haut d’une colonne, n’est pas loin.

Tout cela pour dire que de l’entre-soi des pré-hippies des années 1910 à la retraite au désert des moines antiques, il y a une même force des convictions et des certitudes. Mais qu’elle est fine parfois la frontière entre radicalité et folie.

*Toutes les images Courtesy Galerie Romero Paprocki

Simon PASIEKA

Et la nave va
Galerie Romero Paprocki, Paris
29 juin au 27 juillet 2024

Richard Leydier

Il excelle aussi dans la représentation des surfaces aquatiques, et il a à mon sens retenu la leçon des nymphéas de Monet : le fond de l’étang y représenterait le passé, la surface le présent et les reflets l’avenir. Les trois stades réunis dans une seule image. La peinture de Pasieka est atmosphérique et géologique, elle consigne les passages du temps. Je suis pratiquement certain qu’on pourrait y prélever des carottes comme les scientifiques dans le permafrost de la taïga.

Pasieka est aussi obsédé par la représentation des creux en peinture, ce qui est extrêmement difficile à retranscrire. Vous aurez beau faire, ce que vous avez pensé comme concave sera interprété comme convexe. Il y a dans les œuvres de l’artiste de nombreux rochers creusés de formes humaines, vestiges de tombeaux ou moules sommaires pour la fonte d’idoles en or (comme le fameux masque d’Agamemnon), imagos de divinités dépourvues d’âme, homoncules errant parmi les nomades, venus à la vie par le biais d’une magie chamanique qui est celle de l’art.

Simon PASIEKA La flaque, 2023, huile sur toile (65 x 81 cm)

Simon PASIEKA Homme creux, 2023, huile sur toile (65 x 81 cm)

Simon PASIEKA
And the Ship Sails On
Galerie Romero Paprocki, Paris
29 juin au 27 juillet 2024

Richard Leydier

From June 29 to July 27, 2024, the Romero Paprocki Gallery (Paris) presented the exhibition Simon Pasieka, Mental Heap. It was an opportunity to discover the works of one of the most enigmatic painters around.

An undeniable melancholy emanates from Simon Pasieka's works—a distanced melancholy. One can perceive echoes of distant peoples, who left strange traces of their passage here and there in the rocks, or, closer to us, of a theosophical modernity tied to Pasieka’s German culture. In both cases, these more or less ancient reappearances produce a similar strangeness, an indecision that recalls the bizarre events in Impressions of Africa by Raymond Roussel.

Recently, I revisited his paintings in the studio. The sun lovingly cast its rays through the skylight. This is fitting, as his works are brimming with solar splashes and all kinds of luminous phenomena. For instance, Pasieka is truly the painter of iridescences and moirés, whether they emanate from crystals or summer rain revealing the presence of oil or hydrocarbons—remnants of forgotten machinery once meant to bring joy to humanity. He also excels at depicting aquatic surfaces and seems to have absorbed the lesson of Monet’s water lilies: the pond’s bottom might represent the past, the surface the present, and the reflections the future. The three stages combined in one image. Pasieka’s painting is atmospheric and geological, recording the passage of time. I’m almost certain one could take core samples from them, as scientists do from the permafrost in the taiga.

Pasieka is also obsessed with representing hollows in painting, which is extremely difficult to convey. No matter how you try, what you intended as concave will be interpreted as convex. Many of his works feature rocks carved into human shapes, remnants of tombs or rough molds for casting golden idols (like the famous Mask of Agamemnon), imagos of soul-devoid deities, homunculi wandering among nomads, brought to life through the shamanic magic that is art.

I don’t know why Pasieka's paintings make me think of The Ship of Fools by Sebastian Brant. Or rather, I’m starting to understand. There’s something powerfully psychedelic in Rhenish Renaissance art and literature that isn’t far from the seemingly rigorous compositions of Pasieka. One only needs to look at Grünewald’s Isenheim Altarpiece (especially the Resurrection panel) to be convinced. Brant’s fools have embarked on a ship heading toward shipwreck. But, if only to save their souls—because it’s too late—they must make a final choice: the path of falsehood or the path of truth. Falsehood, by definition, upholds an era of persistent error. But what guarantee do we have of the “truth of truth”?

That day, in the studio, we talked about theosophy, about European modernity. Pasieka’s naked figures evolving in the landscape recall Masaccio’s Expulsion of Adam and Eve from Paradise, but also the members of the Monte Verità colony dancing in the hills above Locarno. We also spoke of the hermit tradition of the caves and the early days of Christianity. Saint Simeon Stylites, who apparently lived for thirty-seven years atop a pillar, is not far off. All this to say that from the pre-hippies of the 1910s in their retreat at Monte Verità to the monks' desert solitude in ancient times, there is the same strength of conviction and certitude. But how thin, at times, is the line between radicality and madness.