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Toshio SAEKI Envers et contre tout Richard Leydier

Ce qui est absolument sidérant dans les œuvres de Toshio Saeki, notamment celles exposées récemment à la galerie Da End (Paris), c’est le contraste entre la violence des sujets et le minimalisme des moyens souvent mis en œuvre pour les représenter. Une femme décapitée allaitant un bébé court dans un paysage lunaire, simplement traversé d’un chemin sinueux. Les compositions sont d’une redoutable efficacité. Dans Un Ballon en papier, la tête d’un homme scalpée par une houe dialogue avec la sphère lunaire immaculée perçant un ciel noir d’encre tandis que le chef d’une jeune fille fait contrepoint à la balle vert et noir (comme le kimono de l’homme) qu’elle confie à la nuit à la manière d’un enfant. En fait, le chaos est emprisonné par de minutieuses constructions. Mais loin d’être neutralisé par la structure, il instille un poison tenace qui envahit votre corps bien après avoir visité l’exposition.

Il ne faut jamais confondre l’imagination et les actes. On peut avoir un imaginaire fertile et ne pas être un pervers déviant pour autant. Or, notre époque a tendance à tout mélanger. Sous couvert de « faire le bien », la tentation est grande de tout juger d’un point de vue moral, idéologique ou religieux. En 2024, il semble assez fou de se sentir obligé de procéder à une telle piqure de rappel sur ce point. Les images, à fortiori celles qui sont peintes ou dessinées, ne sont pas la réalité.

La gravure de Saeki concentre tout ce que nous sommes en passe de perdre aujourd’hui, tout ce qui relève de la liberté de penser et d’imaginer. Cela nous sépare encore d’une dictature des esprits et d’un obscurantisme vers lequel nous glissons inexorablement. Ces œuvres nous en prémunissent. Pour l’instant. Elles sont un antidote, un sérum au venin d’une époque mortifère.

On l’aura compris, cet article a été rédigé « contre » Toshio Saeki. Mais alors tout contre.

Saeki est mort en 2019, et la plupart des œuvres présentées ce printemps chez Da End, des sérigraphies, ont été réalisées en 2010 sur du papier de mûrier avec le maître Fumie Taniyama, à l’instigation de Satoshi Saïkusa. Mais bien que déjà âgées d’une quinzaine d’années, elles sont encore diablement actives. Le monde des années 2020 ne peut décemment pas accepter sans ciller le dessin de Saeki. J’imagine des militantes féministes du genre obtues confrontées aux œuvres du Japonais. Les demoiselles représentées sont-elles réellement consentantes ? Le talent d’un artiste réside en partie dans sa capacité à faire croire à l’existence réelle de personnages de fiction. Comment l’époque pourrait-elle accepter que des femmes soient ainsi torturées, prises, comme dans la Boite postale ? Saeki excelle dans l’essaimage de détails détournant savamment l’attention, comme avec cette boite aux lettres rouge, ou lorsqu’il plante une simple fleur au premier plan d’une manière éminemment poétique.

On sait que le désir est chose complexe, qu’il est souvent suscité par des images – au tout début, ce fut d’ailleurs le moteur du jeune Saeki, lequel dessinait des scènes érotiques destinées à « exciter » ses comparses écoliers. Il est étonnant d’écouter la musique d’Ike Reiko devant les gravures de Saeki, notamment You, Baby (1971). Riffs de guitare minimalistes, soupirs féminins, c’est là un jeu sensuel qui sied à merveille aux œuvres.

Toshio SAEKI
Envers et contre tout
Richard Leydier

Toshio SAEKI Un ballon en papier, 2010

Toshio SAEKI La boîte postale, 2010

*Toutes les images Courtesy Galerie Da End

Toshio SAEKI
Envers et contre tout

Richard Leydier

What is absolutely astounding in Toshio Saeki's works, especially those recently exhibited at the Da End gallery (Paris), is the contrast between the violence of the subjects and the minimalism of the means often used to represent them. A decapitated woman nursing a baby runs through a lunar landscape, simply crossed by a winding path. The compositions are terrifyingly effective. In A Paper Balloon, the head of a man scalped by a hoe converses with the immaculate lunar sphere piercing a pitch-black sky, while the head of a young girl counterbalances the green and black ball (like the man's kimono) that she entrusts to the night, like a child. In fact, chaos is imprisoned by meticulous constructions. But far from being neutralized by the structure, it instills a tenacious poison that invades your body long after you’ve visited the exhibition.

Saeki died in 2019, and most of the works presented this spring at Da End, silkscreen prints, were made in 2010 on mulberry paper with master Fumie Taniyama, at the instigation of Satoshi Saïkusa. Yet despite being over fifteen years old, they are still devilishly active. The world of the 2020s cannot decently accept Saeki's drawings without flinching. I imagine narrow-minded feminist activists confronted with the Japanese artist’s works. Are the young women depicted really consenting? Part of an artist’s talent lies in their ability to make fictional characters seem real. How could our time accept that women are tortured, taken, as in The Mailbox? Saeki excels at scattering details that skillfully divert attention, like the red mailbox, or when he places a simple flower in the foreground in an eminently poetic manner. We know that desire is complex, often sparked by images — it was, after all, the initial drive for young Saeki, who drew erotic scenes to "excite" his schoolmates. It’s surprising to listen to Ike Reiko's music in front of Saeki's engravings, especially You, Baby(1971). Minimalist guitar riffs, feminine sighs—it's a sensual game that perfectly matches the works.

One must never confuse imagination with actions. One can have a fertile imagination and not be a deviant pervert. Yet, our era tends to mix everything up. Under the guise of "doing good," there’s a strong temptation to judge everything from a moral, ideological, or religious standpoint. In 2024, it seems rather insane to feel the need to offer such a reminder. Images, especially those that are painted or drawn, are not reality.

Saeki’s engravings concentrate everything we are at risk of losing today—everything that pertains to freedom of thought and imagination. It still separates us from a dictatorship of the mind and an obscurantism toward which we are inexorably sliding. These works shield us from that. For now. They are an antidote, a serum against the venom of a deadly age.

It should be clear by now that this article was written being close to Toshio Saeki. But then, very close to him.

Was written against Toshio Saeki